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Les Soprano
16 novembre 2008

Clap de fin pour les soprano

Adieu, mafieux ! Après six saisons, le clan Soprano et son chef dépressif quittent la scène. Retour sur le succès d'une série télé qui a dynamité les codes du genre.

Rien de tout cela ne serait arrivé sans les canards. Un jour de 1999, des palmipèdes sauvages s'installent dans la piscine de Tony Soprano, petit chef mafieux du New Jersey. Ce brave père de famille, assassin à ses heures, s'en trouve tout ému. Mais les canards s'envolent. Tony subit des crises de panique qui le conduisent chez une psychiatre. Le Dr Jennifer Melfi le met sous Prozac, et lui suggère de venir vidanger son inconscient deux fois par semaine. Tony hésite : s'il s'allonge, que va dire la f(F)amille ? L'omerta est-elle so­luble dans la psychanalyse ?

Six saisons durant, David Chase (DeCesare à l'état civil) explorera la psyché tortueuse de Tony Soprano. Et créera du même coup l'une des plus formidables oeuvres fabriquées pour la télévision. Un roman-film fleuve de quatre-vingt-six heures, porté pendant une dizaine d'années par la chaîne câblée HBO, une équipe de scénaristes et de réalisateurs inspirés, et d'exceptionnels comédiens aux trognes inoubliables. Une série qui évoque Coppola et Scorsese. Mais qui retourne comme une crêpe la thématique mafieuse, pour en faire l'instrument d'une étude psychologique fouillée sur la crise de la quarantaine et la hantise du déclin chez l'Occidental moyen.

En imposant un antihéros inconfortablement attachant, en pulvérisant les codes de la narration télévisuelle et en adoptant une qualité formelle quasi cinématographique, Les Soprano ont révolutionné la fiction télé. Fidèle de la première heure ou convertie de la dernière, une nouvelle génération de scénaristes français salue la maîtrise et la liberté de cet objet bizarre, sombrement ironique, auquel HBO n'a pas trouvé de successeur depuis la diffusion, le 10 juillet dernier, du dernier épi­sode. « Les Soprano ne partent pas d'une volonté de satisfaire les spectateurs en mélangeant des éléments qui ont marché. La série fabrique son public ; il n'existe pas, elle l'invente ! En ce sens, elle se rapproche de l'art ou de la littérature », admire Guy-Patrick Sainderichin, auteur de la première saison d'Engrenages (Canal+).

Abdel Raouf Dafri, auteur de La Commune (en diffusion sur Canal+) et scénariste du film de Jean-François Richet sur Mesrine, manque de superlatifs pour qualifier Les Soprano : « David Chase arrive à dilater le temps, à créer de l'action et du mouvement dans l'inertie. On est dans l'épure, il y a de moins en moins de dialogues, nous sommes dans la tête des personnages et le plus important repose sur ce qui n'est pas dit. Ce qui me met par terre, c'est la façon dont Chase exploite les silences, et dont il peut s'affranchir de la narration. » En ce sens,

Les Soprano, c'est le contraire de 24 Heures chrono. Au fond, il ne s'y passe pas grand-chose : un fan a même réussi, sur YouTube (1), à résumer l'action des six saisons en sept minutes et trente-six secondes ! La psychanalyse et l'existence de Tony font du surplace ; on sait que le temps passe parce que les visages de Meadow et d'A.J., les enfants Soprano, perdent leurs rondeurs puériles, et parce qu'il y a des morts qui ne reviendront pas. Du coup, les digressions abondent. On quitte souvent Tony et son QG du Bada Bing pour suivre la cavale de Vito, condamné par ses camarades mafieux pour cause d'homosexualité ; pour compatir au sort d'Adriana, piégée par le FBI ; ou pour accompagner Carmela, l'épouse de Tony, à Paris...

Toute la série repose sur ses personnages, des Italo-Américains décrits avec un souci de vérité qui époustoufle Virginie Brac, auteur de polars, de la série Tropiques amers (sur France 3) et de la prochaine saison d'Engrenages pour Canal+ : « Regardez Adriana, c'est une figure de tragédie, et pourtant ce n'est que le ixième rôle, la copine du cousin de Tony ! En France, on vous dirait qu'Adriana est caricaturale, et on lui retirerait ses faux ongles et son décolleté plongeant. Mais sans faux ongles, pas de descente aux enfers... Ce n'est pas l'excès, mais le non-respect des lignes de faille des personnages qui aboutit à la caricature. Voyez Livia, la mère de Tony, qui imprègne toute la série de sa méchanceté. Chase arri­ve parfaitement à nous faire croire qu'elle veut tuer son fils. »

Qu'il s'agisse de Livia, jamais plus malfaisante qu'après sa mort, de la trop naïve Adriana ou de la stupéfiante Carmela, déchirée entre pragmatisme obsessionnel et mal-être existentiel, David Chase a construit d'admirables figures féminines, riches et nuancées - celles qui manquaient au Parrain et aux Affranchis. « La mafia selon Scorsese, c'est une horlogerie : il n'a que deux heures trente devant lui. Chase, qui a bien plus de temps, ouvre la montre, fa­brique ses propres rouages et nous en montre chaque dent, analyse Hervé Hadmar, coauteur et réalisateur des Oubliées (bientôt sur France 3). Scor­sese nous montre tout ce qui est graphique et visuel ; Chase plonge dans l'âme de ses personnages. » Et les nourrit de ce qu'il connaît le mieux : sa relation avec sa mère, sa dépression, sa propre analyse...

Difficile de s'étonner, dans ces conditions, que Lorraine Bracco-Jennifer Melfi ait reçu un prix de l'American Psychoanalytic Association récompensant « la psychanalyste la plus crédible jamais apparue au cinéma ou à la télévision ». Et que Tony, malgré ses flambées de violence et ses innombrables défauts, ait pu susciter des frissons d'empathie auprès de millions d'honnêtes gens. Ne partage-t-il pas leurs très quotidiennes obsessions ? « David Chase joue avec le cinéma de gang­sters. Il en reprend les codes, et y injecte une liste de courses à faire, le choix de la fac de la fille, une histoire d'assurance-vie... Des choses banales qu'on n'imagine pas dans Scarface, mais qui ne paraissent jamais gro­tesques », dit Marc Herpoux, coauteur des Oubliées avec Hervé Hadmar et coscénariste de L'Embrasement (Arte) avec Philippe Triboit.

Ce triomphe d'une banalité aux accents universels va de pair avec l'ancrage de la série dans le temps de ses auteurs. Tony et Carmela ont voté Bush, Oncle Junior, enfermé depuis qu'il a tiré sur Tony, écrit au vice-président Dick Cheney pour plaider sa cause (« Comme vous, j'ai été impliqué dans un malheureux incident où mon fusil est parti tout seul... »), Anthony Jr est obsédé par al-Qaida, Tony regarde Les Experts à la télévision... Tous ces détails datent Les Soprano. En paraîtront-ils démodés dans, disons, une vingtaine d'années ? Pas sûr. David Chase est un alchimiste. Avec ses héros plus très jeunes, pas très beaux et pas clairs du tout, cadrés dans la lumière grise du New Jersey, il a construit un univers aussi cohérent qu'envoûtant. Et donné des ailes aux auteurs de séries télévisées. Pas mal pour un homme qui disait détester le petit écran et ne rêvait que de se faire un nom au cinéma .

(source : telerama, auteur : Sophie Bourdais)

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